Saynète n°3 : N. Martin / G. Furci

Guido Furci commente un extrait de Croire aux fauves, de Nastassja Martin (2019).

Je travaille depuis des années dans un Grand Nord bouleversé par des mutations profondes. Je sais faire avec les métamorphoses, l’explosion, le kairos, l’événement. Je trouve quoi dire, parce que la situation de crise me paraît toujours bonne à penser ; parce qu’elle recèle la possibilité d’une autre vie, d’un autre monde. Par contre, je n’ai jamais su faire avec l’apaisement ni la stabilité ; le calme n’est pas mon fort.

Je me dis que sans me l’avouer j’ai dû chercher sur la plaine d’altitude celui qui révélerait enfin la guerrière en moi ; que c’est sûrement pour cette raison que lorsqu’il m’a coupé la route je ne l’ai pas fui. Au contraire j’ai plongé dans la bataille comme une furie, et nous avons marqué nos corps du signe de l’autre. Je me l’explique difficilement, mais je sais que cette rencontre a été préparée. J’ai de longue date posé tous les jalons nécessaires pour me mener dans la gueule de l’ours, vers son baiser. Je me dis : qui sait, peut-être que lui aussi.

Je crois qu’enfants nous héritons des territoires qu’il nous faudra conquérir tout au long de notre vie. Petite, je voulais vivre parce qu’il y avait les fauves, les chevaux et l’appel de la forêt ; les grandes étendues, les hautes montagnes et la mer déchaînée ; les acrobates, les funambules et les conteurs d’histoires. L’antivie se résumait à la salle de classe, aux mathématiques et à la ville. Heureusement, à l’aube de l’âge adulte, j’ai rencontré l’anthropologie. Cette discipline a constitué pour moi une porte de sortie et la possibilité d’un avenir, un espace où m’exprimer dans ce monde, un espace où devenir moi-même. Je n’ai simplement pas mesuré la portée de ce choix, et encore moins les implications qu’allait entraîner mon travail sur l’animisme. À mon insu, chacune des phrases que j’ai écrites sur les relations entre humains et non humains en Alaska m’a préparée à cette rencontre avec l’ours, l’a, en quelque sorte, préfigurée.

Nastassja Martin, Croire aux fauves, Paris, Verticales, 2019, pp. 85-86.

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La première fois que j’ai lu ces pages, je ne connaissais pas l’histoire de Nastassja Martin. Je ne savais pas que celle-ci était anthropologue. Aussi étonnant que cela puisse paraître, j’étais parti du présupposé que sa narratrice ne pouvait être qu’un personnage fictionnel. Je ne savais pas qu’elle avait été attaquée par un ours lors d’un séjour de recherche dans les montagnes du Kamtchatka, aux confins de la Sibérie. Puisque je ne crois aux fauves que quand ils se déguisent en grand-mère, j’avais pensé que le corps-à-corps auquel l’écrivaine fait allusion dans les dernières lignes était (tout simplement ?) une métaphore à déchiffrer. Pour ce qui est de l’initiation à l’animisme, je n’aurais jamais pu imaginer qu’il s’agisse d’une expérience réelle.

Et pourtant, dans ce texte feuilleté par hasard, parce qu’une collègue l’avait abandonné sur la table la plus au soleil d’un restaurant universitaire où je ne vais presque jamais, quelque chose m’a paru d’emblée incontestablement vrai – et ce en dépit du cadre romanesque dans lequel j’avais instinctivement situé l’action, en vertu d’un automatisme qui me semble, a posteriori, extrêmement symptomatique (alors même que je travaille sur des auteurs qui restituent dans leurs ouvrages un vécu difficilement croyable et malgré tout authentique, me voilà pris au piège d’une « bataille » et d’un « baiser » qui, parce que j’ai du mal à me les figurer, me poussent à remettre en cause de manière plutôt radicale leur composante référentielle, autrement dit leur caractère plausible). Cette impression de vrai me vient notamment avec deux phrases : « Je crois qu’enfants nous héritons des territoires qu’il nous faudra conquérir tout au long de notre vie » et « je sais que cette rencontre a été préparée ». Dans l’incipit de son dernier livre, L’île de la Sentinelle (Gallimard, 2022), Benjamin Hoffmann écrit : « Certains faits précèdent leur surgissement dans une vie. Ils ont toujours été là. À l’horizon » (p. 9). Ces mots ne font que donner à voir autrement le sens des affirmations de Nastassja Martin ; ils postulent ce qui, chez Martin, nous est présenté comme une espèce de conquête, la prise de conscience en fonction de laquelle le récit semble se développer – en cherchant assez explicitement l’approbation de ceux qui sont censés le recevoir. Si l’idée d’une prédestination susceptible d’organiser nos existences me gêne, ne serait-ce qu’en raison du risque qu’elle représente (tout réduire à des rapports de cause à effet), il n’en va pas de même pour l’éventualité de pressentir ce vers quoi l’on se dirige, autrement dit le magnétisme de situations et d’expériences qui semblent devoir nous concerner avant même d’être capables de les reconnaître.

À la différence de Nastassja Martin, je n’ai jamais pensé que « l’antivie » puisse « se résum[er] à la salle de classe, aux mathématiques et à la ville ». Ceci étant, dans plusieurs circonstances il m’est arrivé de penser que le contraire d’« être » n’est pas forcément « disparaître », mais plutôt se soustraire à une force d’attraction aussi violente et épidermique qu’indispensable. Or, ce n’est pas du tout à l’école, en faisant certains devoirs ou en cherchant ma place dans un environnement excessivement apprivoisé que je me suis rendu compte du danger incarné – comme chez Martin, bien que pour des raisons différentes – par l’aspect faussement rassurant d’une routine ou par la tentation d’un type particulier de paralysie. « Le calme n’est pas mon fort » non plus, mais moi, c’est au contraire lorsque j’ai commencé à voyager, à m’éloigner de plus en plus de tout ce qui m’était familier que j’ai réalisé jusqu’à quel point les centres de gravités sont fragiles, et les forces de l’induction difficilement interprétables. Quant aux « métamorphoses, [à] l’explosion, [au] kairos [et à] l’événement », au fond je ne sais pas si on peut vraiment « savoir faire avec » ; ce dont je suis convaincu, en revanche, c’est qu’ils sont l’expression d’une latence dont les modalités de perception peuvent être à l’origine, non seulement d’un certain nombre de spéculations nécessaires, mais aussi et surtout d’un positionnement, d’une façon très spécifique d’être au monde.

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